Le silence complice et l’écoute qui libère. Retour sur un cas de harcèlement (1/3)

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Une situation de harcèlement moral en entreprise est délicate à analyser : c’est le fruit – amer – de plusieurs histoires qui se rencontrent, des histoires individuelles et aussi des histoires collectives, qui petit à petit, créent un nœud et le serrent, ne trouvant plus au sein du système les moyens de le couper.

D’où l’intérêt de la Loi, qui intervient comme tiers dans le système ; et aussi des « nouveaux arrivants » dans une équipe, qui peuvent également jouer ce rôle-là. 

Au cœur de ces situations se pose la question de la parole, de son poids, de sa valeur : pas seulement la parole de la victime, mais aussi – et surtout – celle des témoins, qui se taisent. Parce que parler, c’est prendre un risque.  

Trois épisodes : c’est le format que je choisis pour partager avec vous ce cas que j’ai accompagné il y a quelques années. Tous les faits sont tirés d’un cas réel, seuls les personnages ont vu leurs noms changés. 

Episode 1 : Celui où l’on découvre le pot aux roses …

Gérard est DRH d’une entreprise familiale, récemment nommé dans son poste après plusieurs années d’expérience dans le domaine. 

L’entreprise qu’il a rejointe est jeune et s’est développée en s’appuyant sur les compétences des personnes en place, très engagées.  Au fil des années, au gré des succès et des difficultés, des liens affectifs se sont développés entre les « compagnons » de la première heure, quelle que soit leur place dans l’organisation. Les relations dans l’entreprise, au premier abord, sont faites de convivialité, de simplicité. Les personnes sont globalement passionnées par le projet collectif, ce qui les amène à beaucoup s’investir, à l’image de l’équipe dirigeante qui ne compte ni ses heures, ni ses week-ends.

Après quelques semaines dans l’entreprise, Gérard observe que derrière la vitrine de la convivialité se cache une forme de raideur, voire de violence dans les relations quotidiennes. Les tensions, les « coups de gueule » sont fréquents, et cela peut même aller jusqu’à de vives altercations à l’initiative de membres de l’équipe de direction. La passion ne se vit pas que dans le projet, elle se vit aussi dans les relations qui s’expriment souvent avec beaucoup d’intensité. Certains collaborateurs, au contraire, ont pris le parti de se taire, « pour se protéger ».  

Par ailleurs, il est également surpris par le langage spécifique de l’entreprise, qui valorise particulièrement l’effort, « le sang et la sueur », alors même que le projet de l’entreprise insiste sur les valeurs humaines.

En se penchant sur les données sociales de l’entreprise, Gérard constate que le nombre d’arrêts pour burn-out ou équivalents est élevé. Le médecin du travail lui a d’ailleurs demandé une rencontre pour évoquer ce point.

Son équipe est composée de personnes qui portent les fonctions classiques d’une équipe RH pour une grosse PME. Globalement, le niveau de compétences est bon. Mais comme souvent, c’est le travail collectif qui a du mal à fonctionner. En particulier, Géraldine, la responsable de l’équipe Administration du Personnel, a le don de créer une tension très palpable dès qu’elle prend la parole, jetant régulièrement la faute sur les uns ou les autres, jugeant la grande majorité des équipes incompétente et se présentant comme le sauveur de l’entreprise dans son domaine. La plupart de ses collègues redoutent les projets qu’ils doivent porter en collaboration avec elle, car elle a plusieurs fois démontré son incapacité à travailler en équipe. Sa propre équipe – une dizaine de personnes – est sous un contrôle très sévère, avec des gestionnaires de paie sous pression. Le turn-over est d’ailleurs très élevé, ce que Géraldine explique par l’incompétence fréquente des personnes. Certains arrivent à composer avec elle, au prix de leur silence et de leur résignation. 

A plusieurs reprises, Gérard, particulièrement sensible aux abus de pouvoir, est surpris du comportement de Géraldine à l’égard de son équipe mais surtout à l’égard de Paul, le chef de projet informatique en charge du SI-RH. Celui-ci, récent dans l’entreprise, a une cinquantaine d’années et une longue expérience dans les SI-RH. Son propre manager est un externe, et il travaille peu avec les autres équipes SI. Bref, il est assez  isolé. En questionnant quelques personnes, Gérard apprend que Géraldine critique régulièrement Paul de façon ouverte, y compris avec des fournisseurs, le traitant d’incompétent, l’humiliant même en sa présence. En général, personne ne réagit face à ces comportements, dans la crainte de la réaction de Géraldine. La grande créativité du législateur en matière sociale fait que de nombreux ajustements du SI-RH sont nécessaires, ce qui amène Paul à devoir fréquenter quotidiennement Géraldine, celle-ci pilotant tout en direct. Elle lui demande même parfois de s’installer dans son bureau, de façon à ce qu’elle contrôle son travail au fil de l’eau.

Soucieux de ces différentes remontées, Gérard ouvre grand ses oreilles et prend conseil … Petit à petit, il voit Paul perdre de plus en plus de son allant.  Il s’en ouvre à la responsable RH du siège, Catherine, afin de savoir si elle a des éléments particuliers sur ce dossier. Catherine n’a rien de plus que ce qu’elle constate tous les jours comme Gérard. Elle invite Paul à un entretien “pour faire un point”. 

Un soir de décembre, Catherine passe une tête dans le bureau de Gérard : elle vient de terminer un long entretien avec Paul et … justement, le voilà qui passe devant le bureau !  Gérard les invite tous les deux à s’asseoir. Paul raconte alors le lent enfer dans lequel il s’est laissé enfermer depuis 18 mois : traité d’incompétent presque quotidiennement, humilié en public, ses demandes de RDV restées sans réponse, des altercations fréquentes … Et surtout il raconte sa honte, sa honte de n’avoir pas su réagir, par peur des représailles quotidiennes, par peur de l’exclusion et par peur de ne pas être entendu : Géraldine fait en effet partie des « historiques » de l’entreprise, statut qui lui confèrerait une immunité perpétuelle ! Paul témoigne aussi de la pression immense qu’il se met pour éviter les critiques, pression qui le conduit inévitablement à commettre des erreurs. Il raconte enfin ses insomnies, la dégradation de son humeur à la maison … Il remercie Catherine et Gérard de leur écoute.  Gérard invite Paul à partager tous ces éléments avec le DSI, de façon à ce qu’une solution, même temporaire, soit trouvée rapidement. Il lui demande également tous les éléments écrits qui peuvent témoigner concrètement de son vécu.

Quelques jours plus tard, Gérard échange avec son collègue DSI, qui a pris le temps d’écouter Paul. Ils conviennent ensemble de trouver une solution temporaire : il est demandé à Géraldine de ne plus avoir de contact direct avec Paul ; tout devra passer par le manager de ce dernier. C’est une solution peu pratique, mais qui a pour but de protéger au plus vite Paul. Gérard fait le nécessaire auprès de Géraldine, qui monte sur ses grands chevaux.

Deux jours plus tard, le DSI contacte Gérard : il a reçu un mail de Paul où celui-ci indique « qu’il n’en peut plus ». Géraldine l’a appelé « en masqué » et l’échange s’est très mal passé. Gérard se fait transférer ce mail et convoque sa responsable des affaires juridiques. Avec tous ces éléments, ils contactent leur avocat pour convenir ensemble de la bonne marche à suivre : le conseil est sans appel. Pour protéger à la fois Paul et l’entreprise, il faut écarter Géraldine. Gérard appelle dès lors le Directeur Général pour l’informer de ces éléments : en effet, il connaît le lien historique entre ce dernier et Géraldine et il lui semble nécessaire de le préaviser de ce qui va se passer. Le DG vérifie que l’avocat est dans la boucle et que le dossier est « béton ». Il donne alors son accord pour lancer la procédure.

Le lendemain matin, dès l’arrivée de Géraldine, Gérard la convoque dans son bureau.

La suite : lire le second épisode

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