Comment on a pu ne pas voir … La grande illusion

« Comment le comité de direction a-t-il pu laisser s’installer un tel système ? » C’est par cette question que Télérama[1] cette semaine termine son article concernant le système de management de France Culture.

C’est une question fréquente : comment des dirigeants peuvent ne pas avoir vu des situations de harcèlement connues de tous les salariés ? Comment le patron a-t-il pu laisser en place tel ou tel manager, ou collaborateur, notoirement nocif, voire destructeur ? Comment l’ensemble des membres d’une équipe peuvent se taire face à la souffrance de l’un des leurs ?

C’est une grande illusion chronique : les salariés pensent que la direction sait, et que si elle ne fait rien, c’est qu’elle cautionne ; les dirigeants quant à eux sont certains que s’il y avait un vrai problème, les salariés leur en parleraient.

C’est faire abstraction de tellement de freins individuels et collectifs que l’on reste parfois surpris de ce simplisme managérial.

1. Du côté des collaborateurs qui subissent ou sont témoins d’une situation délétère, plusieurs éléments peuvent les conduire à choisir le silence :

  • Il y a parfois une forme de sidération : comment est-ce possible de vivre cela ? Puis au fil du temps, comme la grenouille dans l’eau froide que l’on chauffe doucement, on s’habitue. Ce mécanisme d’inhibition latente, appelé effet Lubow, a été mis en lumière par Lubow et Moore[2]. Petit à petit, ce qui semblait insupportable rentre dans la norme. Pas de quoi en faire un plat. La tolérance peut être très élevée, surtout quand on aime son job, ou qu’on en a vraiment besoin.

  • La peur de prendre la responsabilité d’un témoignage aux conséquences imprévisibles est un frein massif. Les situations où la peur des représailles empêche de parler sont fréquentes : représailles de la direction, en laquelle il n’y a pas suffisamment de confiance ; représailles des collègues, qui peuvent parfois en vouloir au messager d’avoir dévoilé une situation pourtant douloureuse, ou d’avoir su faire preuve de courage, contrairement à eux. Comme dans les cas des secrets de familles, celui qui lève le secret est parfois – souvent – considéré comme fou ou dangereux pour la communauté, comme le film Festen[3] le montre si bien. Il faut beaucoup de courage pour oser parler[4].

  • La honte : se laisser subir des humiliations, du mépris, de la terreur conduit à une dégradation de l’image de soi. Plus cela dure, plus c’est difficile de réagir, plus on porte une forme de responsabilité de la situation dans laquelle on ne parvient plus à réagir, comme anesthésié ou « décervelé », pour reprendre l’expression de Philippe Vergnes dans « Le mal du siècle – Comprendre et combattre la manipulation »[5]. On se retrouve privé de ses capacités habituelles de réaction. Demander de l’aide demande une énergie et une confiance perdues. C’est encore plus vrai dans des environnements compétitifs où les personnes qui pourraient aider sont inaccessibles, indisponibles, voire inconnues. L’isolement du télétravail peut, quant à lui, aggraver encore ce sentiment. Le silence s’installe.

  • L’équivalent du syndrome d’impuissance acquise[6] au niveau collectif est enfin un autre phénomène qui permet le silence face à la terreur. Pour peu que quelqu’un, un jour, ait tenté de parler et que cette tentative est restée lettre morte, chacun se résigne. « De toute façon, ça ne servira à rien, on a déjà essayé, ils n’ont rien fait … ». Encore une fois, la rareté du métier est un élément qui amplifie le processus. Si on a confiance dans la capacité à trouver un job similaire ailleurs, aucune raison de souffrir. Mais évidemment, dans des maisons comme France Culture ou toute autre maison prestigieuse qui représentent le graal de la profession, le risque de se soumettre est immense.

Tous ces facteurs peuvent s’amplifier en fonction de l’histoire collective, mais aussi des chemins individuels des collaborateurs.

2. Du côté des dirigeants, plusieurs paramètres facilitent la surdité et l’aveuglement :

  • pour se mettre à l’écoute, encore faut-il prendre le temps. Dans des agendas souvent surchargés, faits de réunions à la file dans des salles éloignées de la vie réelle, difficile de créer la disponibilité physique et psychique suffisante pour donner envie aux collaborateurs de parler. Les dirigeants sont des êtres humains comme les autres, et ils sont parfois fatigués … ce qui n’enlève rien à leur responsabilité.

  • Le manque de compétences relationnelles : croire que le « ça va » du matin est suffisant pour connaître vraiment le climat social et humain de l’équipe, c’est se bercer d’illusions, même en étant un manager « sympa et à l’écoute ». Savoir questionner, savoir repérer les signaux faibles, ça s’apprend. Si on en a vraiment envie bien sûr. Parce que dès lors que l’on prend le temps d’écouter, on prend le risque de découvrir l’ampleur de son aveuglement, et de devoir agir pour assumer ses responsabilités. Les décisions humaines font partie de celles les plus difficiles à prendre. On peut se sentir incompétent ou dépassé pour cela et reporter le sujet à « plus tard », jusqu’au drame parfois.

  • La survalorisation des résultats opérationnels sur les difficultés humaines. Difficile de croire qu’un manager qui a de bons résultats les obtient au prix de la santé de son équipe ou d’un de ses collaborateurs. C’est d’autant plus difficile qu’il se comporte la plupart de façon très différente selon son interlocuteur : dur et froid devant ses équipes, il peut être chaleureux et séduisant face à son patron. Plus l’exigence de résultats dans un calendrier donné est forte, plus c’est difficile de se séparer d’un manager pour des raisons humaines. A fortiori dans un contexte de recrutements difficiles, ou quand le manager est un « historique » par exemple. Alors, par le jeu de la dissonance cognitive[7], c’est plus facile de minimiser le problème ou de temporiser pour préserver la capacité de produire des résultats à court-terme.

  • Enfin, penser que les collaborateurs savent qu’ils peuvent parler et que c’est donc aussi simple que cela, c’est oublier d’une part que le dirigeant est une figure d’autorité réelle et symbolique avec laquelle chaque collaborateur compose en fonction de son histoire professionnelle et personnelle[8]. Et d’autre part que le contrat de travail est par structure un lien de subordination.

Il y a bien sûr d’autres facteurs qui créent des situations aussi dramatiques que celle que rapporte Télérama et qui appartiennent à la singularité de l’organisation concernée. Edgard Morin rappelle que « toute pensée mutilante conduit à des actions mutilantes. »[9] Ces situations appellent délicatesse, exigence et lucidité sur tous les biais personnels et collectifs à l’œuvre quand vient le temps de la parole. Le temps fera son œuvre de soin, pour autant que la confiance de fond sera recréée.

Hannah Arendt rappelle dans « La liberté d’être libre »[10] que pour se sentir libre de participer à la vie publique, il ne faut ni être dans le besoin, ni dans la peur. C’est peut-être à cela que les dirigeant doivent veiller pour que leurs équipes osent s’exprimer …

[1] Télérama n°3812 – La fin du silence, par Lucas Armati, Laurence Le Sau, Elise racque et François Rousseaux

[2] Robert E. Lubow et A. U. Moore, « Latent Inhibition : The Effect of Nonreinforced Pre-Exposure to the Conditional Stimulus », Journal of Comparative and Physiological Psychology, vol. 52, no 4,‎ août 1959, p. 415-419.

[3] Festen, film de Thomas Vinterberg, 1998

[4] Voir article « Le silence complice et l’écoute qui libère »  https://www.linkedin.com/pulse/le-silence-complice-et-l%C3%A9coute-qui-lib%C3%A8re-retour-sur-un-olivier

[5] Philippe Vergnes « Le mal du siècle – Comprendre et combattre la manipulation » The Book Edition.

[6] Mis en lumière par le psychologue américain Martin E.P.Seligman

[7] Concept développé par Leon Festinger en 1957 – A theory of cognitive dissonance – Stanford University Press

[8] Voir pour cela les travaux de Michelle Larivey, « Le défi des relations », éditions de l’Homme

[9] In « Introduction à la pensée complexe », éditions du Seuil

[10] « La liberté d’être libre », Hannah Arendt, éditions Payot et Rivages (2019)

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